Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot : résumé et analyse
- Flo
- 5 août
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 6 jours

Quand Diderot propose un débat façon réseaux sociaux...
Teaser vidéo diffusé au mois d'août 2025
Le pitch ?
Imaginez un philosophe français du XVIIIᵉ siècle qui n’a jamais mis les pieds à Tahiti et qui écrit un supplément pertinent au récit du voyage d’un marin qui, lui, y était vraiment allé.
C’est un peu comme si votre pote qui ne sort jamais de chez lui vous expliquait pourquoi vos photos de vacances aux Maldives révèlent les contradictions de la société capitaliste moderne.

Les personnages
Louis-Antoine de Bougainville
Navigateur et explorateur français, premier Français à faire le tour du monde (1766-1769). Il a publié son « Voyage autour du monde » en 1771, décrivant Tahiti comme un paradis terrestre peuplé de « bons sauvages » – ces peuples « naturels » supposés vivre en harmonie, sans les vices de la civilisation.
A et B
Les deux protagonistes du dialogue-cadre de Diderot. Au moment où il commence, le dialogue prend la forme de la suite d’une conversation entre 2 personnages. Ces derniers attendent que le brouillard se lève pour continuer leur périple. A n’a pas lu Bougainville, B, oui. Leur dialogue prend davantage la forme d’une conversation que celle d’un affrontement – ils explorent ensemble les idées.
Les Tahitiens
Les vraies stars du show, incarnation parfaite du « bon sauvage » selon Diderot – des êtres vivant selon la nature, sans propriété privée, sans jalousie, dans une société égalitaire et libre sexuellement. Mais attention : Diderot n’idéalise pas totalement les Tahitiens. Il se sert de cette figure stratégique pour mieux critiquer les travers de la société européenne, tout en laissant entrevoir certaines contradictions dans la société tahitienne elle-même.

Le mythe du bon sauvage : l’arme secrète de Diderot
Le concept qui change tout
Le « bon sauvage », c’est l’idée révolutionnaire que les peuples « primitifs » seraient en fait moralement supérieurs aux Européens « civilisés ». Attention, piège ! Diderot ne dit pas que les Tahitiens sont parfaits – il utilise ce mythe comme un miroir déformant pour nous montrer nos propres défauts. Cette idée s’inscrit dans une tradition critique initiée par Montaigne, et que Diderot prolonge en préparant, sans le savoir, les réflexions futures de l’anthropologie moderne.
L’inversion géniale
Point de vue des Européens : « Nous, Européens civilisés, face aux sauvages primitifs »
Point de vue de Diderot : « Nous, Européens corrompus par nos lois artificielles, face aux Tahitiens qui vivent selon la nature »
C’est l’aïkido philosophique : Diderot retourne la force de l’adversaire contre lui-même.
Le message caché
Le « bon sauvage » tahitien de Diderot, c’est comme l’homme parfait : ça n’existe pas, mais ça nous fait réfléchir sur notre propre vie. Diderot invente une société idéale pour critiquer la nôtre, pas pour dire qu’il faut retourner vivre dans les arbres.
Le concept révolutionnaire
Diderot invente littéralement la « reaction video » philosophique. Il prend le récit de Bougainville sur Tahiti-paradis et dit : « Attendez, on va décortiquer ça ensemble. » Sauf qu’au lieu de commenter des vidéos débiles, il met en scène un dialogue entre A et B qui explore toute la civilisation occidentale.
À l’arrivée, les dialogues suscitent plus de questions qu’ils n’apportent de réponses. Diderot nous livre une pensée qui se fait devant nous, qui se cherche en tâtonnant.
La structure du texte : 5 chapitres
Le « Supplément » fait en réalité une petite soixantaine de pages et se découpe en 5 chapitres distincts, structure qui innove aussi en mêlant récit, dialogue, et passages argumentatifs :
Chapitre I – Introduction au dialogue autour du voyage de Bougainville
Le texte s’ouvre sur un échange décontracté entre A et B dans lequel ils constatent que le brouillard masque le paysage : ce voile symbolique invite à dépasser les apparences et à interroger la façon dont on reçoit et interprète le récit de voyage. Ce brouillard annonce ainsi, de manière subtile, le questionnement philosophique beaucoup plus profond qui va se déployer.
A. Cette superbe voûte étoilée, sous laquelle nous revînmes hier, et qui semblait nous garantir un beau jour, ne nous a pas tenu parole B. Qu’en savez-vous ? A. Le brouillard est si épais qu’il nous dérobe la vue des arbres voisins.
Chapitre II – Les adieux du vieillard
Le morceau de bravoure : un ancien tahitien qui fait ses adieux… en balançant un discours-missile aux Européens. Du niveau d’un TED Talk révolutionnaire en version XVIIIᵉ siècle :
Pleurez, malheureux Taïtiens ! pleurez ; mais que ce soit de l’arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux.
Le vieillard s’adresse ensuite directement à Bougainville dans un réquisitoire épique :
Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien.
Chapitre III – L’entretien de l’aumônier avec Orou
Le prêtre français découvre l’hospitalité tahitienne… très hospitalière. Orou lui présenta sa femme et ses trois filles nues, et lui dit : « Tu as soupé, tu es jeune, tu te portes bien ; si tu dors seul, tu dormiras mal ; l’homme a besoin la nuit d’une compagne à son côté. Voilà ma femme, voilà mes filles : choisis celle qui te convient » Culture clash garanti !

L’aumônier résiste au nom de sa religion, et Orou lui répond avec une logique implacable :
Je ne sais pas ce qu’est la chose que tu appelles religion, mais je ne puis qu’en penser mal, puisqu’elle t’empêche de goûter un plaisir innocent auquel nature, la souveraine maîtresse, nous invite tous.
Chapitre IV – Suite de l’entretien entre A et B
Le dialogue philosophique reprend : était-ce bien ? Était-ce mal ? Qui juge qui ? Les deux compères décortiquent tout cela. C’est ici qu’apparaît l’histoire de Polly Baker, cette Américaine jugée pour « débauche » (elle a eu 5 enfants hors mariage). Son plaidoyer devant le tribunal retourne complètement la situation : qui est le vrai coupable, elle ou la société qui la juge ?

Ce passage fait de Polly Baker une figure protoféministe, portant une critique en avance sur son temps contre les injustices faites aux femmes et l’hypocrisie d’un système patriarcal et d’une justice moralisatrice.
En s’inspirant d’un texte satirique attribué à Benjamin Franklin, Diderot utilise ce plaidoyer pour mieux démonter les normes sexuelles rigides de son époque.
Chapitre V – Conclusion du dialogue entre A et B
La fin révèle la position véritable de Diderot : « Nous parlerons contre les lois insensées jusqu’à ce qu’on les réforme ; et, en attendant, nous nous y soumettrons. » Réforme oui, révolution non !
La stratégie polémique : l’art de provoquer pour faire réfléchir
Le piège de la lecture littérale
ATTENTION ! Diderot ne dit jamais qu’il faut « coucher avec ses enfants » ou adopter intégralement les mœurs tahitiennes. C’est toute la force de sa polémique : pousser les contradictions européennes jusqu’à l’absurde, afin de nous faire réfléchir. Il reprend ici une méthode chère aux philosophes des Lumières, comme Voltaire dans Candide : pousser une logique dominante jusqu’à ses conséquences absurdes pour mieux en montrer les limites.
La provocation calculée
Quand Orou évoque l’inceste, il le fait pour démontrer une contradiction logique : si Adam et Ève ont eu des enfants, leurs descendants ont forcément… vous voyez l’idée. C’est de l’ironie mordante, pas un conseil de famille !
La vraie conclusion : l’art du compromis
La fin du texte révèle la position véritable de Diderot par la bouche de B :
Nous parlerons contre les lois insensées jusqu’à ce qu’on les réforme ; et, en attendant, nous nous y soumettrons. Celui qui, de son autorité privée, enfreint une mauvaise loi, autorise tout autre à enfreindre les bonnes. Il y a moins d’inconvénients à être fou avec des fous, qu’à être sage tout seul.
Le message subtil
Diderot, au fond, nous dit : « Critiquez, réfléchissez, débattez… mais ne faites pas n’importe quoi ! » C’est la position d’un philosophe responsable, pas d’un révolutionnaire anarchiste. Il veut réformer la société par la réflexion, pas la détruire par la transgression.
Diderot plaide ainsi pour une critique lucide, qui refuse la soumission aveugle, mais respecte les règles du vivre-ensemble : questionner, débattre, réformer, sans céder à la tentation du chaos.
L’ironie permanente
Diderot maintient une ironie permanente et ne donne pas la société tahitienne comme modèle idéal. Même à Tahiti, la liberté n’est pas absolue : les femmes stériles portent des voiles et sont interdites d’amour. Contradiction révélatrice !
Diderot ne propose ainsi pas un modèle idéal à copier, ni l’Europe parfaite, ni Tahiti en paradis perdu. Il refuse tout absolutisme social et met en lumière les contradictions propres à chaque société, appelant plutôt à une constante remise en question.

Le débat nature vs civilisation
Diderot pose la question qui tue : et si c’était nous, les barbares ? Plot twist révolutionnaire pour l’époque, où l’Europe se pensait le summum de la civilisation.
Le vieillard tahitien lance :
Laisse-nous nos mœurs, elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes. Nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières.
L’aumônier décomplexé
Un prêtre français qui découvre que la liberté sexuelle tahitienne remet en question ses vœux de chasteté.
Spoiler alert : il ne résiste pas longtemps. Cette critique savoureuse vise principalement l’hypocrisie religieuse et les règles morales rigides imposées à son époque, sans attaquer la foi elle-même.
Pourquoi c’est génial (et toujours d’actualité)
Critique du colonialisme : 200 ans avant que ce soit mainstream
Relativisme culturel : « Qui a dit que notre façon de vivre était la meilleure ? »
Écologie mentale : les Tahitiens sont heureux avec moins, nous sommes malheureux avec plus
La vérité sous-jacente
Derrière l’exotisme tahitien, Diderot nous dit : « Regardez-vous dans le miroir, les Européens. Vos lois, votre religion, votre morale… tout ça vous rend-il vraiment heureux ? »
Diderot invente donc une société idéale non pour dire « il faut copier », mais pour montrer par contraste les défauts de la nôtre.
C’est du développement personnel déguisé en ethnologie, de la philosophie politique masquée en carnet de voyage.
L’héritage
Ce court texte d’une soixantaine de pages a inspiré :
Bon nombre de films « retour aux sources » d’Hollywood
Le mouvement hippie (oui, vraiment)
L’anthropologie moderne
Vos questionnements existentiels sur Instagram
Conclusion
Le « Supplément » de Diderot, c’est de la philosophie déguisée en récit de voyage, du féminisme camouflé en anecdote, de la critique sociale masquée en exotisme.
En une soixantaine de pages, Diderot démonte tout : religion, justice, morale sexuelle, colonialisme. Il ne donne ni modèle à imiter, ni morale à avaler tout cru. Conclusion ? Pour réformer, il faut parfois accepter d’être déstabilisé et regarder nos réflexes de supériorité en face. Voilà pourquoi le Supplément reste explosif, même aujourd’hui.
Le dernier mot de Diderot est une invitation à exercer un esprit critique lucide et responsable, qui encourage à contester les lois injustes tout en respectant la nécessité du vivre-ensemble : réformer sans tout renverser, débattre sans sombrer dans l’anarchie.
Morale de l’histoire
Parfois, il faut un regard extérieur (même imaginaire) sur une société lointaine pour comprendre les dysfonctionnements de la nôtre.
Diderot : l’un des premiers à comprendre qu’on peut analyser philosophiquement une expérience sans nécessairement l’avoir vécue soi-même.
PS : Pour illustrer la modernité troublante du Supplément, je ne peux m’empêcher de penser à ma novella de science-fiction Puls(at)ions, dans laquelle Pandora Matisse, une brillante scientifique, étudie d’étranges particules stellaires dans l’espace lointain.

Comme les philosophes des Lumières face aux « bons sauvages », elle finit par idéaliser ces entités qu’elle juge « pures » et « naturelles » pour mieux critiquer l’humanité « corrompue ».
Mais que se passe-t-il quand on abandonne l’ironie salvatrice de Diderot ? Quand la fascination scientifique bascule dans l’obsession mystique ?
L’histoire de Pandora explore ces territoires dangereux où la raison cède face à la passion, révélant combien la frontière est mince entre génie et folie. Une fable moderne sur les dérives du mythe du bon sauvage, qui résonne étrangement avec les avertissements du philosophe des Lumières.
(Promis, je vous en parle bientôt.)
Bises, les Gens !

(Toutes les illustrations ont été réalisées à l'aide de l'IA.)
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